« Kerbal Space Program », un simulateur de fusées qui s’est mis sur l’orbite du succès


Le 19 mai 2022, un bonhomme vert en peluche est installé à bord d’une capsule Starliner de Boeing en partance pour la Station spatiale internationale. Il s’agit de Jebediah Kerbal, l’un des protagonistes de Kerbal Space Program. S’il a mérité sa place dans une véritable fusée, c’est parce qu’il a d’abord fait le tour du monde : Kerbal Space Program, édité à partir de 2011 par un modeste studio mexicain, Squad, puis récupéré par l’Américain Take-Two, s’est écoulé à plus de 3,5 millions d’exemplaires. Ce jeu vidéo a familiarisé ses millions de joueurs avec des notions d’aérospatiale tout en séduisant des professionnels du secteur.

La simulation de construction d’engins et de vol spatial, dont la suite est disponible sur PC en accès anticipé depuis le vendredi 24 février, permet d’endosser le costume de responsable du programme spatial des Kerbals, les habitants de la planète fictive Kerbin. Il y est possible de fabriquer différents appareils, de piloter ou d’envoyer dans l’espace des sondes, des rovers ou ses propres missions habitées. Mais KSP, comme le surnomment les fans, est plus pointu que ses drôles de personnages ne le laissent d’abord supposer.

Puzzles et ingénierie spatiale

« Au tout début, je me demandais pourquoi ma première fusée ne décollait pas alors que mes avions s’envolaient », se souvient par exemple Alexis Collet, qui a découvert Kerbal Space Program il y a une douzaine d’années. Alors en classe de 4e et déjà passionné par l’espace, il trouve la solution en intégrant de l’oxydant dans les réservoirs, un comburant permettant la combustion du carburant dans l’espace.

Les parties s’apparentent presque à des puzzles, observe Nate Simpson, le directeur créatif de Kerbal Space Program 2. « Il est nécessaire d’essayer de construire beaucoup d’engins, d’observer le résultat et de modifier sa conception en fonction des précédents échecs », résume l’Américain.

Les rigolos Kerbals permettent de dédramatiser les explosions à répétition des fusées.

Alexis Collet se rappelle ainsi ses expérimentations lorsqu’il était collégien et les crashs à répétition durant lesquels ses Kerbals explosaient. Sa première émotion forte lui est venue lorsqu’il a réussi à sortir de l’orbite de l’équivalent de la Terre :

« Je me suis rendu compte que la Lune n’était pas une image collée dans le ciel, mais un astre. Je me trouvais dans un véritable univers modélisé en 3D. A partir de ce moment-là, ça a été un challenge de pouvoir aller plus loin, plus haut, de travailler à tout explorer. »

Aujourd’hui, il passe moins de temps sur Kerbal Space Program mais se penche sur de véritables fusées, puisqu’il est ingénieur en propulsion chez Latitude, entreprise française proposant des services de lancement pour les nanosatellites. Et il ne manque pas de rappeler que la réalité est bien plus complexe.

Même principe que le jeu originel mais de nouveaux graphismes et de nouveaux modes de jeu pour « Kerbal Space Program 2 ».

Sans concession

« Ce jeu vidéo ne propose pas une simulation parfaite de la réalité, cependant il repose sur des mécaniques orbitales exactes ; tous les objets, sauf les corps célestes, sont simulés en utilisant les dynamiques newtoniennes », analyse Ilaria Roma, cheffe de la section « Systems and concurrent engineering » (« systèmes et ingénierie concurrente ») de l’Agence spatiale européenne (ESA). « Les planètes sont fictives mais finalement on se rend compte que Kerbin est la Terre, Moho est l’équivalent de Mercure, tandis que la Lune est appelée la Mun », ajoute l’Italienne, qui a notamment travaillé sur la mission BepiColombo envoyée vers Mercure en 2018.

Au sein de l’équipe de développeurs originels de Kerbal Space Program, aucun diplômé d’astrophysique mais un désir de réalisme, avec pour seul souci que le jeu de construction libre respecte la complexité du domaine tout en étant accessible aux novices – même si l’approche globalement exigeante peut déstabiliser les moins scientifiques. « Nous n’avons jamais fait de compromis, nous avons seulement simplifié certaines règles », détaillait au Monde en 2014 le développeur Felipe Falanghe, créateur des Kerbals. Par exemple, les vaisseaux ne sont soumis qu’à une seule force gravitationnelle à la fois.

Lire aussi : Kerbal Space Program, le jeu vidéo qui permet d'apprendre ses cours de physique
La Mun est l’équivalent de la Lune pour les Kerbals. « Amunir » requiert beaucoup de pratique.

L’ovni vidéoludique s’est imposé sur le long terme grâce à des communautés actives de passionnés et de modders, des joueurs qui modifient le code du jeu pour y ajouter de nouvelles fonctionnalités ou objets. « Seul, on n’avançait pas très très loin au début », se rappelle Yann Haegelin. Ce chef de produit chez SeLoger s’est plongé dans l’astrophysique grâce au titre, découvert vers 2012. Puis il a cofondé l’association KerbalSpaceChallenge, qui promeut la science et l’espace. « Le besoin de partage est spécifique à KSP. Les gens se disent : “J’ai appris quelque chose, il faut que j’en parle aux autres” », estime-t-il, constatant l’émulation entre les joueurs à la fois sur leurs plates-formes – des forums et un serveur Discord – et durant les rencontres physiques organisées.

« Educatif par accident »

Romain Poirier, un des dix membres de l’association, coanime désormais des cours de mécanique orbitale dans une école d’ingénieurs en utilisant le jeu vidéo comme support. « Par nature, il force à chercher de nouvelles connaissances. Et quand on déverrouille quelque chose, c’est parce qu’on s’y est plongé durant des heures, qu’on y a mis du jus de cerveau… Forcément on veut partager ça », s’enthousiasme cet ingénieur en mécanique et thermique chez Sodern, une filiale d’ArianeGroup.

« La mécanique orbitale est bourrée de phénomènes contre-intuitifs », explique l’ingénieur Romain Poirier.

La valeur pédagogique de Kerbal Space Program n’a d’ailleurs pas échappé à l’ESA. L’agence spatiale a ainsi noué un partenariat avec les développeurs. Elle leur a permis de décliner dans le jeu certaines de ses missions, comme Rosetta, et les a conseillés pour le nouvel opus. Mais n’allez pas pour autant dire à Nate Simpson qu’il fait un « jeu éducatif ». « Ne nous appelez pas comme cela, s’il vous plaît ! », ironise ainsi celui pour qui ce terme évoque des titres ennuyeux imposés par un professeur de lycée :

« KSP n’est éducatif que par accident. Nous sommes fiers qu’il divertisse en permettant de faire exploser des fusées. Ce n’est qu’au bout de quelques jours de pratique qu’il vous fera comprendre que vous aurez appris, de façon fortuite, des fondamentaux de mécanique orbitale. »

Douze ans après son lancement, le simulateur de fusées a en tout cas su générer des vocations. En 2016, après un contrat dans l’industrie pétrolière, c’est ainsi la découverte de Kerbal Space Program qui a réveillé chez Romain Poirier sa passion pour les étoiles et l’a motivé à s’orienter vers l’aérospatiale. Les petits bonshommes verts sont devenus des ambassadeurs inattendus des missions vers les étoiles.



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